Intervenir pour changer les normes sociales en matière d’action climatique : oui, c’est possible!

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Changement de normes sociales

Intervenir pour changer les normes sociales en matière d'action climatique: oui, c'est possible

 

La force des normes sociales tient à leur intégration dans un ensemble socioculturel. Elles reposent notamment sur des valeurs. Plus ces valeurs sont fortes au sein d’une société, plus les normes qui en découlent ont de bonnes chances de s’imposer.

En revanche, aussi puissantes soient-elles, les valeurs ne sont pas un objet immuable. Elles évoluent au gré du temps, et l’histoire démontre que lorsque les conditions sont réunies, elles peuvent, à certains moments, changer drastiquement. 

Les exemples de changement de normes sociales sont plus nombreux qu’on ne pourrait le croire, et viennent nous rappeler qu’il n’existe pour ainsi dire aucune norme qui ne puisse ultimement être changée. Pensons simplement aux cas suivants : 

La Révolution tranquille

En moins de 10 ans, les Québécois/Canadiens-français ont repris le contrôle de leur économie, bâti l’un des plus grands réseaux de production énergétique renouvelable au monde et fondé un tout nouveau système d’éducation et de santé. 

Le port de la ceinture de sécurité en auto

Ce n’est qu’au début des années 70 que les constructeurs de véhicules ont l’obligation d’inclure des ceintures de sécurité. Aujourd’hui, plus de 95% des usagers les utilisent.

L’alcool au volant

Dans un passé pas si lointain, conduire après avoir consommé de l’alcool n’avait rien d’anormal. Aujourd’hui, un tel geste est vu comme profondément irresponsable, et quiconque oserait le faire serait rapidement dénoncé.

L’usage du tabac

Alors que 35% des Québécois de 15 ans et + fumaient en 1994-1995, ce nombre baisse à 26% en 2003-2004, puis à 20,5% en 2013-2014 et enfin à 17% en 2019. 

Les saines habitudes de vie et l’exercice physique

Autrefois, la sédentarité était la norme. Aujourd’hui, les  Québécois multiplient les loisirs actifs : jogging, vélo, yoga, gym, etc. Les campagnes pour sensibiliser la population aux dangers de l’obésité pour la santé et les initiatives visant à faire bouger les plus jeunes (bonjour les cubes énergie!) font que l’activité physique est maintenant perçue comme faisant partie d’un mode de vie « normal ». 

La participation des femmes au marché du travail

Le Québec a fait de la participation des femmes au marché du travail un choix stratégique majeur de développement social et économique, notamment en mettant en place le réseau des services de garde éducatifs à l’enfance et le régime québécois d’assurance parentale. Aujourd’hui, le Québec revendique l’un des plus fort taux de participation des femmes au marché du travail dans le monde. Selon les données rapportées par la Chaire de fiscalité de l’Université de Sherbrooke, en 2019, le Québec arrivait au deuxième rang des pays de l’OCDE avec un taux de 83,4%, tout juste derrière la Suède (83,7%). Le Canada (sans le Québec) se classait seizième (78,7%), et les États-Unis vingt-sixième (73,7%).

La conciliation famille-travail

La participation des femmes au marché du travail n’a pas seulement transformé la société, elle au aussi changé les milieux de travail eux-mêmes, avec l’apparition du concept de conciliation famille-travail. Aujourd’hui, selon un sondage de Concilivi réalisé en 2021, 85% des employeurs québécois ont mis en place des mesures pour faciliter cette conciliation, et 87% estiment que la qu’elle est devenue une attente incontournable des employés. 

Le port du masque

En quelques semaines à peine, en 2020, le port du masque dans les lieux publics s’est imposé comme une nouvelle normalité, à tel point que celles et ceux qui refusaient de le faire étaient dévisagé·es. La rapidité avec laquelle l’urgence sanitaire, et les nouvelles règles qui en découlaient, a permis de changer la norme sociale est impressionnante.

Qu’avons-nous appris de ces expériences ?
 
Chacun de ces cas s’inscrit dans un contexte spécifique, mais il est intéressant de relever un certain nombre de dénominateurs communs.
 
(1) Ce sont des mesures coercitives, et non l’adhésion volontaire, qui ont forcé les changements de comportements individuels
 
Qu’il s’agisse de la ceinture de sécurité, de l’alcool au volant, de la cigarette ou, plus récemment, du port du masque, ce n’est pas l’adhésion volontaire des individus qui a amené des changements rapides, c’est la contrainte. Dans tous ces cas, des lois ou des règlements ont été adoptés pour interdire ou sérieusement limiter les comportements proscrits. Ces lois avaient des dents et leur mise en œuvre a généralement été appuyée par des campagnes et des opérations policières pour bien faire comprendre à la population que leur application était prise au sérieux par les autorités, pensons aux campagnes annuelles de barrages routiers dans la période des fêtes pour surveiller l’alcool au volant. « L’alcool au volant, c’est criminel », disait le slogan, et la police veillait au grain. 
 
Bien sûr, cela ne revient pas à dire que la sensibilisation ou les campagnes visant à convaincre les personnes de changer volontairement de comportement ne sont pas utiles. Elles sont même essentielles. Mais leur apport constitue beaucoup plus à assurer l’acceptabilité sociale des mesures qui, autrement, peuvent être perçues comme des atteintes importantes à notre liberté individuelle. 
 
Le cas de la Révolution tranquille est légèrement différent, puisqu’il ne s’agissait pas ici de réprimer un comportement, mais plutôt d’un mouvement généralisé qui a mené à d’importants changements sociaux. Toutefois, l’instrument reste essentiellement le même. C’est avec des lois que nous avons créé les fondements de la société post-révolution tranquille qui est la nôtre aujourd’hui, des lois qui ont créé des institutions et établi des politiques publiques qui ont permis de transformer le rêve de la nation en projet de société concret. 
 
(2) L’État comme locomotive des changements
 
S’il faut intervenir pour changer la société, l’État ne peut rester dans le siège du passager. C’est l’État qui détient les leviers les plus puissants pour agir sur les comportements, notamment par sa capacité de légiférer. De plus, dans une société démocratique, l’État agit généralement comme point de référence pour fixer ce qui est important ou pas, ce qui est prioritaire ou pas. On peut envisager des campagnes qui visent à faire pression sur le gouvernement, mais à un certain moment, il faut que le projet devienne sien. Dans tous les exemples mentionnés plus haut, il est arrivé un moment où l’État s’est saisi de la problématique et a décidé d’y mettre les efforts nécessaires pour provoquer les changements au sein de la population.
 
(3) Des bénéfices clairs, concrets et prévisibles pour la population
 
On évoque souvent avec nostalgie les mouvements sociaux des années 1960, ceux de la génération des baby-boomers, en regrettant cette époque où les gens étaient engagés politiquement, se mobilisaient, participaient aux débats sociaux, militaient pour des changements sociaux. On tend à oublier que ce n’est pas véritablement par amour de la chose publique ou pour la science politique que les jeunes boomers se sont mobilisés, mais par un désir impérieux d’améliorer leur qualité de vie par comparaison à celle de leurs parents.
 
Si ces mouvements sociaux ont eu lieu partout dans le monde, le Québec et sa Révolution tranquille est un cas éloquent. Pour un enfant québécois francophone né dans les années 50, les perspectives d’avenir dans la société qui les a vus naitre n’étaient pas reluisantes. Peu d’accès à l’éducation, peu d’accès à la richesse, un destin d’ouvrier exploité par un patronat sans scrupules parlant une langue étrangère, ou d’agriculteur condamné à vivre maigrement. Ils ont vu leurs parents se tuer à l’ouvrage et tirer le diable par la queue, contre un salaire de misère. C’est en prenant conscience de leur pouvoir, en raison de leur nombre, que les jeunes baby-boomers se sont mis à croire qu’ils avaient la capacité de se donner une nouvelle société qui placerait l’équité et la justice sociale au cœur de ses valeurs. Mus par l’énergie de leur jeunesse, ils ont pris le contrôle des institutions politiques et ont pleinement utilisé le pouvoir de l’État pour concrétiser leur vision. Mais leur objectif n’était pas de changer des instituions ou de régler un problème « politique », il s’agissait de s’offrir une vie qui leur donnerait les conditions de s’épanouir.
 
Il en va de même de la ceinture de sécurité, de l’alcool au volant, de la cigarette et même du masque. Dans tous les cas, l’individu avait une motivation personnelle à changer de comportement, que ce soit pour protéger sa sécurité ou sans santé, ou celle de son entourage. L’une des difficultés avec le climat, c’est qu’il y a peu ou pas de bénéfice à court terme, personnel, individuel, à l’action climatique. Au contraire, elle est souvent perçue comme diminuant la qualité de vie.
 
(4) Une vision claire et partagée du but recherché à long terme, avec une progression de mesures permettant des résultats à court, moyen et long terme 
 
Derrière chaque grande réforme que notre société a connue, on trouve en général un projet de société auquel, à un moment donné, la population a fortement adhéré. Les baby-boomers avaient une vision claire de la société qu’ils voulaient se donner. Ils auraient accès à l’éducation et a des soins de santé. Ils auraient des programmes sociaux pour soutenir les plus démunis, pour que tous aient la capacité de répondre à leurs besoins de base. Ils auraient la possibilité de vivre et travailler dans leur langue. Ils auraient des élites qui leur ressemblent. 
 
Cette capacité a se projeter dans un avenir meilleur est à la base de la motivation des personnes à délaisser ce qu’ils connaissent pour se plonger dans l’aventure du changement. 
 
De plus, comme les changements sociaux d’importance se réalisent rarement tout d’un coup, la vision commune et partagée du but recherché à long terme est aussi l’ingrédient qui permet d’assurer l’adhésion aux mesures adoptées progressivement qui, une par une, sont imparfaites pour régler le problème ou changer la situation. Mais la population adhère car elle comprend qu’il s’agit d’une étape vers l’atteinte d’un idéal qui, lui, répond entièrement aux aspirations de la population. Par exemple, dans le cas du tabac, on a d’abord interdit la publicité, puis la commandite, puis sont apparus des interdictions de fumer dans certains lieux (écoles, hôpitaux, transports publics) avant d’être étendues à l’ensemble des endroits publics. Il aurait été trop brutal de commencer par bannir la cigarette tous azimuts, mais la population comprenait que c’était l’objectif ultime et appuyait cet objectif.
 
(5) Une société civile qui organise le plaidoyer et occupe l’espace médiatique
 
Si l’État est la locomotive des transformations menant à des changements de normes sociales, la société civile joue néanmoins un rôle crucial pour exercer un plaidoyer constant afin de maintenir l’enjeu au cœur des débats sociaux. Elle alimente et provoque le débat. Elle mobilise les connaissances. Elle communique et elle revendique. En politique, ce n’est pas le dossier le plus objectivement important qui a la priorité, mais celui qui fait le plus de bruit, qui occupe l’espace médiatique, qui crée une pression. Dans l’allégorie du train, l’État est la locomotive mais la société civile est la chaudière. Elle pousse la locomotive vers l’avant.
 
En termes stratégiques, cet état de fait dissimule un certain piège, que nous pourrions appeler le « piège militant ». Le militant réclame du politique, et de ce fait devient son opposant, son adversaire. Il doit « gagner » une « bataille », « marquer des points ». Le politique, « attaqué », doit « se défendre ». Par son approche guerrière, le militant crée les conditions pour qu’on s’oppose à lui. 
 
Pourtant, le militant et le politique ont fondamentalement besoin l’un de l’autre. Comme la locomotive a besoin de la chaudière et la chaudière de la locomotive. Par son plaidoyer, le militant participe à légitimer les choix politiques en faveur de sa cause, un ingrédient essentiel pour le politique qui est redevable devant la population. Avec un politique qui collabore, le militant a pour sa part beaucoup plus de chances d’obtenir les changements législatifs qu’il réclame. 
 
Évidemment, il y a le piège inverse, celui où l’on cherche à tout prix à conclure des accords au rabais, où l’on dilue notre position, où l’on accepte des demi-mesures avec un gouvernement qui, par nature, sera toujours plus au centre, cherchera les solutions les moins dérangeantes, etc. Ce paradoxe est-il soluble ? Peut-on être dans une relation de collaboration avec le politique sans se compromettre, sans obligatoirement réviser son rêve à la baisse ? Oui, et la clé réside dans le rapport de forces. 
 
La stratégie de lutte au tabagisme est considérée par plusieurs comme un modèle de stratégie de changement des normes sociales. L’une des clés de la réussite de cette stratégie est d’avoir pu fédérer une multitude d’acteurs aux voix pas toujours concordantes, allant des groupes antitabac les plus militants aux organisations médicales et scientifiques se voulant neutres et objectives (vous voyez le parallèle avec le dossier du climat?), dans une coalition afin de réaliser des actions concertées, et non des actions communes. La nuance est importante.
 
Réaliser des actions communes suppose de mettre tout le monde d’accord sur une action, une réaction, une déclaration. Tous ceux qui l’ont essayé vous le diront : c’est une des choses les plus difficile à réaliser. Et probablement l’un des choses les plus contre-productives aussi, car à la fin, au mieux tout le monde se rallie, mais personne n’est jamais vraiment satisfait, comme dans tout compromis.
 
Pour éviter cela, l’un des choix stratégiques qu’a fait la coalition québécoise pour le contrôle du tabac a été de tabler sur la multiplicité des voix plutôt que de tenter des les unir, mais en coordonnant leurs actions. Les groupes militants, qui dénonçaient et parlaient fort, étaient utiles pour faire monter la pression. Les groupes scientifiques permettaient de crédibiliser les propositions. Au centre, la coalition représentait la voix raisonnée. Devant toute situation, la stratégie n’était pas de se mettre d’accord sur une action commune, mais de déterminer ensemble quel était le meilleur joueur à envoyer dans la mêlée, selon que les circonstances commandaient d’être plus ou moins conciliant. Le gouvernement, qui par nature cherche la voie du centre, s’est rapidement rangé du côté de la coalition, qui est devenue son interlocuteur privilégié sur toute question concernant le tabac. 
 
En coordonnant l’action des groupes et en s’imposant comme joueur du centre, la coalition s’est donné le rapport de forces qu’il lui fallait pour influencer toutes les décisions gouvernementales sur le tabac. 
 
Pour parvenir à faire cela, trois conditions doivent être réunies. Premièrement, il faut que les groupes partagent la même vision stratégique, soit qu’ils ont tous un rôle complémentaire à jouer et qu’ils obtiendront de meilleurs résultats s’ils se coordonnent que s’ils y vont pêle-mêle. Deuxièmement, il faut qu’ils partagent la même vision du but ultime à long terme, et que celui-ci réponde entièrement à leurs aspirations. Troisièmement, il faut qu’ils acceptent l’idée que les gains ne viendront pas tout d’un coup, qu’il y aura une certaine forme d’étapisme dans la feuille de route, mais qu’accepter un compromis à l’étape 1 ne signifie pas que l’on abandonne notre but.

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